Le formatage occidental, un héritage à mettre en péril ?  

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Année        2020
Format      Revue PLI 02 - Format(s)

“Et pourtant, si l'Orient et l'Occident avaient, chacun de son côté et indépendamment, élaboré des civilisations scientifiques distinctes, que seraient les formes de notre société et à quel point seraient–elles différentes ; de ce qu'elles sont ? Voilà le genre de question que je me pose habituellement.”1

Ainsi s'interroge Tanizaki Junichirô (1886–1965), surpris d'avoir vu la civilisation japonaise s'affaiblir dès l'accroissement du phénomène de la mondialisation, face à l'hégémonie occidentale porteuse d'innovations scientifiques et techniques. Couramment associée au domaine économique, la globalisation exerce aussi un impact significatif sur nos cultures propres en favorisant la naissance d'une civilisation universelle2. Toutefois, considérer que ce nivellement culturel est une chance, c'est oublier qu'il détruit les distinctions entre les territoires et les peuples. Dans une époque où le degré de contrainte reste faible, l'élargissement, voire même l'effacement des frontières participe au bouleversement des dispositifs spatio–culturels tels que nous les connaissons. Toute tradition est alors rendue disponible pour la consommation immédiate au reste de l’humanité, ce qui transforme l'exercice de l'architecture à travers le monde depuis plusieurs décennies.

La concomitance entre l'émergence du mouvement moderne et l'apparition de nouveaux flux mondialisés a facilité l'exportation de la culture architecturale occidentale à l'international. Avec le développement des transports de masse, les grands noms de l'architecture moderne parcourent le globe et initient les transferts culturels qui vont s'opérer, notamment durant la seconde moitié du XXème siècle. Aujourd'hui, une nouvelle école de concepteurs fait son apparition. Elle regroupe des architectes prédisposés à l'hybridation des paradigmes occidentaux généralement hérités de la modernité, combinés avec les apports de leurs traditions locales. Pour exemple, le lauréat du Prizker Prize de l'année 2012 témoigne de cette capacité à concevoir une architecture au croisement de plusieurs cultures. Wang Shu va d'abord construire son parcours autour de pratiques traditionnelles comme la calligraphie, la lecture, la poésie chinoise. Étudier les préceptes d'une modernité architecturale qui lui semble anachronique permettra à l'architecte d'assumer une posture régionaliste à contre–courant dans son pays. De cet enseignement dual résulte un métissage perceptible dans ses projets, essentiellement par les dispositifs spatiaux et la matérialité qu'il met en œuvre. Pour le moment, le cas de Wang Shu reste atypique, mais nombreux seront les concepteurs qui sauront manier ce nouveau langage dans les années à venir.

Parallèlement, le phénomène de la mondialisation a engendré la normalisation des médiums destinés à la représentation de l'œuvre architecturale. Ce ne sont pas seulement les concepts, éléments immatériels de notre profession, qui se sont internationalisés mais également les techniques qui leurs sont associées. Que l'on évoque les formats ou les outils de dessin, c'est l'intégralité de la chaîne de conception–représentation qui s'est uniformisée. La feuille ISO A4, les Rotrings et les logiciels de CAO/DAO sont employés quotidiennement en tout point de la Terre et nous oublions parfois que ce panel d'instruments constitue des produits de l'occidentalisation. Dans un article écrit pour la revue Bungei–shunjû, Tanizaki Junichirô prend le contre–pied et imagine une hypothèse originale. Et si l'inventeur du stylo avait été un Japonais ou un Chinois d'autrefois ? "Il est bien évident qu'il l'aurait muni, non point d'une plume métallique, mais d'un pinceau. [...] Et si le papier, l'encre de Chine et le pinceau s'étaient développés dans cette voie, la plume métallique et l'encre occidentale n'auraient jamais connu leur vogue actuelle, les partisans des caractères latins n'auraient trouvé aucune audience, et les idéogrammes et les kana auraient été l'objet d'une prédilection unanime et puissante.”3 À sa manière, nous pouvons essayer de relever les répercussions presque infinies induites par les exportations successives en provenance de l'Occident. S'essayer à l'exercice fait prendre conscience qu'il sera difficile de faire machine arrière. Il n'est donc pas question de se plaindre de la conjoncture des évènements mais plutôt de comprendre ce qui se dissimule derrière la palette d'outils de l'architecte contemporain.

Une méthode de conception révolutionnaire est en train de s'imposer subtilement au monde de l'architecture : le Building Information Modeling. Elle initie un changement de paradigme considérable puisque le dessin disparaît au profit de la maquette numérique. Nous ne manipulons plus des plans mais des vues, non pas des traits mais des objets. Passons outre l'hégémonie du groupe Autodesk sur la question logicielle et intéressons nous à un quatuor à l'influence sans égale. Etats–Unis, Allemagne, Grande–Bretagne et France débattent actuellement du "level of details" qu'il conviendrait d'adopter en fonction des échelles de représentation. Cependant, leurs avis divergent et font naître le risque de voir s'imposer au monde un modèle issu d'un consensus occidental, bloquant ainsi d'autres pratiques, techniques et mesures plus discrètes. Cette situation de monopole est d'ailleurs aggravée par la multiplication des concours internationaux puisque les architectes sont désormais accoutumés à l'utilisation des réseaux longs de la globalisation pour s'exporter. Inconsciemment ou non, le maître d'œuvre devient un acteur du formatage occidental en diffusant ses méthodes dès lors qu'il répond aux appels provenant des confins du globe. En revanche, l'universalisation à outrance ne pouvant constituer un pis–aller, certaines agences extra–occidentales s'écartent volontairement des processus standardisés en assumant des procédés traditionnels pour concevoir des bâtiments. C'est le cas de l'agence indienne Studio Mumbai. Ses membres travaillent non pas avec des figures dessinées, mais avec des maquettes à l'échelle 1:1, véritables composantes du futur bâtiment. Cette méthode s'éloigne grandement de la description d'objets qui seront produits dans un autre lieu et par d'autres personnes. Ce recourt à des outils archaïques, des formats variés ainsi que des processus de conception et de construction collaboratifs forme une première réponse à la problématique de l'augmentation des normes intercontinentales imposées dans la pratique de l'architecture.

Par une mise à niveau perpétuelle des cultures, la mondialisation contribue à l'aplatissement du globe. L'anthropologue Edward T. Hall (1914–2009) défend pourtant l'idée que "l'Homme ne peut échapper à l'emprise de sa propre culture, qui atteint jusqu'aux racines même de son système nerveux et façonne sa perception du monde.”.4 Sur cette terre ce qui vaudrait pour l'un ne vaut pas pour tous. Le choix d'une planification globale, synonyme de nivellement social et culturel, paraît donc insoutenable. Simultanément, le développement des flux et des mobilités a participé au rapetissement de la surface terrestre. Le terrain de jeu de l'Homme étant de plus en plus restreint, tout l'enjeu consiste désormais à s'arrêter de parcourir le monde. Il devient urgent d'engager un processus inverse pour tendre vers un ancrage plus authentique entre l'Homme, son territoire et sa culture propre. Cette nécessité du lien à son milieu constitue probablement notre chance. Espérons qu'il agisse naturellement comme un garde–fou pour canaliser les concepteurs enclins à la dérive, au gré des réseaux puissants de la mondialisation. Autrement dit, l'architecte est en mesure de placer le curseur, en l'éloignant consciemment du global pour le rapprocher du local. La crise environnementale semble d'ailleurs être une piste solide pour infléchir ce rapport de force puisqu'elle favorise la prise en compte du contexte local et permet de revenir au bon sens primaire et ancestral. En somme, la remise en question du formatage occidental constitue un préalable pour lutter contre le déracinement incessant imposé par les logiques de la mondialisation. La mise en péril de cet héritage ainsi que l'émergence d'une tendance altermondialiste s'affichent comme deux conditions sous–jacentes pour inverser notre regard et enfin cesser d'infliger ce “Grand Partage entre Nous, les occidentaux et Eux, les autres”.5 L'architecte doit se familiariser avec ces problématiques puisque bien plus qu'une question d'architecture, c'est un débat de société qui s'impose au concepteur.







1.    Tanizaki Junichirô. L'éloge de l'ombre. Aurillac : POF, 1933.

2.    Ricoeur Paul. Civilisation universelle et cultures nationales. Esprit 29, n°10, 1961.

3.    Tanizaki Junichirô. L'éloge de l'ombre. Aurillac : POF, 1933.

4.    Hall Edward Twitchell. La dimension cachée. Paris : Éditions du Seuil, 1971.

5.    Latour Bruno. Nous n'avons jamais été modernes. Paris : La découverte, 1991.
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